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La course en Méditerranée
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La Marine corsaire d'Alger

Galères entrant au port d'Alger (Mohamed Racim)

— Galères entrant au port d'Alger —

– Les Corsaires des Régences barbaresques - Page 2 –
- Course et contre-course - Captifs musulmans et chrétiens -

Course et contre-course réciproques en Méditerranée
a piraterie était pratiquée depuis l'Antiquité et durant le Moyen Age, particulièrement du XIe au XVe siècle, exclusivement par les pays européens, alors que les supposés "pirates barbaresques" n'apparaissent dans les récits qu'à partir du XVIe siècle. Les corsaires barbaresques, et non pirates, au service de leurs pays, seront tout simplement une réponse aux attaques incessantes des Européens qui menaçaient les côtes d'Afrique du Nord. En effet, les Espagnols après avoir chassés les Morisques (musulmans d'Andalousie) avaient pris pied sur le sol africain, occupaient plusieurs villes du littoral et menaçaient l'ensemble de la contrée. De nos jours encore, des territoires légitimement marocains sont toujours occupés par l'Espagne (Ceuta, Melilla...) !

Les raïs furent à l'Islam ce que les Chevaliers de Malte ou les Chevaliers de St Etienne furent à la Chrétienté ; comme eux, ils firent tout le mal possible à l'infidèle, combattant ses vaisseaux de guerre, enlevant ses bâtiments de commerce, brûlant et pillant les villes maritimes, ravageant les côtes et réduisant les peuples en captivité.

Mais si les corsaires européens sont auréolés de gloire et décrits comme des héros, il n'en était pas de même des corsaires barbaresques qui seront assimilés à de vulgaires brigands.
Il est totalement faux de prétendre que seuls les musulmans de la côte barbaresque ont eu le monopole de ce honteux trafic, et il serait  juste de redresser le tort porté à la course barbaresque, accusée d’être la seule à avoir pratiqué le brigandage maritime en Méditerranée. Course et contre-course ont été réciproques. Cette falsification de l'Histoire, ne doit sa longévité qu'à l'ignorance entretenue en la matière.
Pourquoi une telle différence de traitement ? Parce que la connaissance humaine est parfois envahie par les points de vue partisans d'historiens et chroniqueurs exclusivement européens. Des recherches entreprises dans les archives des bibliothèques européennes, turques, etc., nous livrent progressivement des faits longtemps occultés, car si les auteurs occidentaux (à quelques exceptions rarissimes) s'indignaient à n'en plus finir sur le sort des captifs chrétiens, ils se montraient particulièrement discrets sur les crimes commis par les leurs, au point de laisser penser qu'il n'y eut jamais de captifs musulmans.
Rares sont les auteurs européens qui feront montre d'objectivité, tel le comte de Mas Latrie, qui écrivait au XIXe siècle : « Les meilleurs auteurs sont tous d’accord pour reconnaître que la piraterie se développait aussi bien chez les Chrétiens que chez les Musulmans. Elle était absolument et réciproquement prescrite par les Chrétiens et les Arabes. Elle a été le fléau permanent et irrémédiable du Moyen Age. Il faut ici rejeter ces préjugés historiques qui mettent au compte seul des Arabes les déprédations des corsaires de la Méditerranée. Le mal est universel. […] Nous croyons que la statistique des forfaits […] mettrait à la charge des Chrétiens une part très considérable dans l'ensemble des pillages et des dévastations maritimes que nous rejetons trop facilement au compte de barbares. […] Les témoignages des Chrétiens accusent eux-mêmes tout le mal qu'ont dû faire leurs propres pirates…"

Ou encore, d'après Germain Moüette : « En plein XVIIe  siècle, on voyait à Gênes de riches armateurs se faisant servir par des esclaves barbaresques ».

Le Dr Moulay Belhamissi - Université d'Alger, nous apprend que Marseille où le marché des captifs algériens est assez connu dans l'Histoire, fut un centre de vente, et surtout une place importante de captifs. Le grand nombre de galères ancrées dans le port ainsi qu'à Toulon, exigeait la possession de plus de 10.000 rameurs. Et comme le recrutement local était déficient, il ne restait plus que le recours à la course et à l'achat d’esclaves musulmans pour combler le déficit.
Les corsaires de Marseille se mirent à courir les mers. Le poète Malherbe chanta leurs "exploits" ; dans une ode au roi Henri IV, il dit :
« Tantôt nos navires, braves
De la dépouille d’Alger,
Viendront les Mores esclaves
A Marseille décharger ;
Tantôt, riche de la perte
De Tunis et de Biserte,
Sur nos bords étaleront
Le coton pris en leurs rives,
Que leurs pucelles captives
En nos maisons fileront. »
(Malherbe - œuvres - La Pléiade, p. 783 - Gallimard, 1971).
Inutile de rajouter des commentaires, tout est dit.

Entre 1767 et 1779, Muhammad ben Abdallah, roi du Maroc racheta environ 1.400 captifs marocains, algériens, tunisiens et tripolitains. Le sultan marocain délèguera Muhammad ben Uthman al-Maknassi, le plus grand négociateur musulman à cette époque, qui sillonna l’Europe et toute la Méditerranée à la recherche de rachat des captifs musulmans. Comme nous allons le voir plus loin, les corsaires Européens ravageaient les côtes barbaresques, enlevant des Musulmans qu'ils revendaient ensuite comme esclaves.
Nombre d'Européens aux patronymes évocateurs pourraient ête les descendants de ces captifs (Moor, Moreau, Maurin, Arabin, Sarrasin, Barbarin, Moreno ...).

Galère des Chevaliers de Malte - 1690 (A. Sébille)

— Galère des Chevaliers de Malte dans le port de Marseille - 1690 —

Quant à la nature des traitements cruels subis par leurs captifs, les délégués de la Croix visitant les bagnes du sultan ottoman en 1670, se rendirent compte, que d'une manière générale, « l'esclavage turc est le moins rude de tous et qu'il vaudrait bien mieux tomber entre les mains du moindre bey des galères que du vice-roi de Naples » (Le Sieur La Croix, « Relations universelle de l'Afrique ancienne et moderne » - Lyon 1688).

Thédénat qui devint ministre à la Cour de Mascara, rendit justice, dans ses mémoires, à ses « tortionnaires », consignant, notamment : « Quant à nous, nous ne fûmes pas aussi maltraités par nos ravisseurs que nous l'aurions cru… Comme ils (les Algériens) ne trouvèrent en nous aucune résistance (en mer), et que par conséquent personne d'eux n'avait été blessé, ils furent assez humains pendant les quatre jours (fin mars – début avril 1779) que nous mîmes pour arriver à Alger » (Thédénat, « Mémoires » - R.A, 1948, pp. 143-184.).

Par ailleurs, Cervantès, qui fut esclave du "cruel" Hassan Veneziano, était dispensé du travail et jouissait des largesses de Zoraide, la fille d'un riche Maure (Turbet Delof, « Bibliographie critique n° 105 »).

Daranda mangeait avec son maître Cartabone Moustafa du même plat, étant assis à son coté les jambes croisées à la mode turque (Le Sieur d'Aranda, « Relation de captivité »).

D'une manière générale, en Afrique le devenir des captifs assignés à l'état d'esclavage diffère de ceux condamnés aux galères et travaux forcés en Europe, […] les esclaves pouvaient presque immédiatement commencer à gravir l'échelle, menant à la libération, en partant de leur privation complète de droits […] les nombreux esclaves noirs d'Andalousie jouissaient d'un code spécial du travail octroyé par l'autorité royale et leur principal juge qui était l'un de leurs congénères et qui les représentait était connu comme « le Comte nègre ». A mesure que les années passèrent, ils se mêlèrent à leurs voisins libres et perdirent leur identité ethnique (Basil Davidson, « Mère Afrique »). Parmi ces derniers, ceux notamment qui avaient accepté d'embrasser la religion de l'Islam, par conviction ou souci de se préserver.
Mais qu'en fut-il du sort des innombrables captifs africains, maures et berbères musulmans, acheminés durant des siècles vers l'Occident dans des bateaux négriers, portugais et espagnols, puis, nous dit Basil Davidson, dans ceux d'Angleterre, de France, de Hollande, de Prusse, du Danemark, de Suède, du Brésil, des Etats-Unis d'Amérique ? L'histoire retiendra que quand ces malheureux fléchissant dans les conditions infernales de transportations, n'étaient pas atrocement livrés aux requins des fonds marins, ils se voyaient généralement, en Occident, affectés à des travaux de forçats. En ce qui concerne certains captifs, ils étaient constamment affectés aux galères.

Entre 1700 et 1710, 10 à 15 % des effectifs, en France, étaient musulmans auxquels on réservait les postes de vogue les plus harassants (Zysberg, « Marseille, cité des galères à l'âge classique » - Revue municipale - 1980, pp. 71- 84).

Comme on peut le vérifier dans la "Correspondance des deys d’Alger avec la Cour de France de 1579 à 1833" (publiée par Eugène Plantet en 1889), dans de nombreuses lettres, les deys d’Alger réclament la libération d’Algériens capturés par les corsaires français et mis en esclavage dans les galères du roi de France.

S'appuyant sur des documents relatifs aux galères pontificales basées à Civita Vecchia, le Dr Belhamissi note qu'en 1720, les esclaves musulmans originaires de l'Afrique du Nord représentaient 74 % de l'ensemble des galériens (Bono S., « Achat d'esclaves Turcs pour les galères pontificales » - XVIe-XVIIIe siècles - Revue de l'occident musulman et de la Méditerranée, n° 39/ 1985-1, p. 88, n. 17).

Chiourme d'une galère européenne

— Chiourme d'une galère européenne —

Combattre les idées reçues
elon l’historien belge Charles Verlinden, auteur d'un remarquable travail sur l'esclavage, notamment sur les esclaves musulmans du Midi de la France et sur l'esclavage en Europe au Moyen Age : " La guerre de course et la piraterie suivent une évolution parallèle à la traite (des esclaves). Plus le commerce se développe, plus il y a - même et surtout en pays chrétien - des pirates pour s'emparer des cargaisons et pour razzier les pays d'où elles proviennent. Ce sont surtout les vaisseaux des Etats musulmans ou orthodoxes qui sont leurs proies habituelles. Ce sont aussi les côtes de ces mêmes pays qu'ils pillent le plus volontiers..."

Ces attaques européennes dirigées contre les navires et les côtes musulmanes sont un fait méconnu que nous allons découvrir grâce à l'article de Moulay Belhamissi - Université d’Alger, « Course et contre-course en méditerranée ou comment les algériens tombaient en esclavage », Cahiers de la Méditerranée.

Quand les Algériens tombaient en esclavage (Par Moulay Belhamissi)
rois siècles de luttes acharnées, de guerres meurtrières et d’atrocités entre une jeune Régence active et entreprenante à ses débuts, et la plupart des nations maritimes d’Europe mues par des préjugés anti-musulmans, un esprit de croisade et des appétits politico-économiques, engendrèrent toutes sortes de heurts et de malheurs. Aux milliers de morts de part et d’autre, de disparus en mer, s’ajouta le pitoyable lot de captifs.

C’est ainsi que dans de nombreux Etats chrétiens (Portugal, Espagne, France, Angleterre, Etats italiens, Malte et jusqu’à l’ancienne Russie) représentant une chrétienté militante, des milliers d’Algériens tombèrent aux mains de leurs ennemis et connurent les affres de l’esclavage.

Peut-on connaître dans le détail les circonstances de leur capture ?

Longtemps, la non-exploitation des sources appropriées rendit difficile toute tentative de tirer de l’oubli le drame qui les frappa.

Les critères occidentaux ont fait de l’esclavage en Méditerranée l’apanage des seuls Musulmans. Et tout a été dit et redit sur les malheurs des Chrétiens retenus à Alger, Tunis ou Tripoli. Consuls, prêtres, voyageurs, chroniqueurs et captifs ont multiplié les récits sur "l’enfer" de Barbarie. Par contre, le sort des Musulmans enlevés et condamnés à la galère ou aux travaux forcés fut à peine effleuré ou timidement décrit.

Pourtant, les nombreux documents d’archives, souvent inédits, les témoignages, les correspondances, les traités conclus avec Alger font mention de la tragédie vécue par les captifs musulmans.

Concernant la capture par laquelle tout commençait, nous nous proposons d’étudier « les quatre zones de dangers qui guettaient les Algériens » :
- L’enlèvement sur leur propre littoral
- La chasse organisée sur mer
- Les risques des côtes et ports européens
- Les incessantes batailles navales

1 - L’enlèvement des riverains

Attaque des côtes de Barbarie par le corsaire espagnol Barcelo

— Attaque des côtes de Barbarie par le corsaire espagnol Barcelo - XVIIIe —

rocédé classique et ancien ! Bien avant l’arrivée des Turcs au Maghreb central, les nombreuses incursions chrétiennes sur les littoraux étaient un moyen aisé et peu risqué d’acquérir des esclaves, afin d’alimenter les marchés spécialisés ou les galères.

Le voyageur oriental Abd al Basat ibn Khalal visita le pays en 1464. Il fut amené à Tlemcen, onze Francs capturés sur la côte de Honaan. Ils s’y étaient rendus à bord d’un vaisseau afin de piller et razzier les riverains. Ensuite, il prit le bateau d’Oran vers Tunis. Mais les vicissitudes de la navigation obligèrent les passagers à descendre à Bougie (Bejaia). Ecoutons le récit de l’auteur : « Nous y trouvâmes, dit-il, des Berbères qui, à notre vue, prirent la fuite, croyant que notre bateau était celui des corsaires chrétiens qui avaient volontairement et par ruse, changé de costumes pour s’emparer des Musulmans ».
(Rihla - Relation de voyage - dit. et trad. R. Brunscwig)

Lors de la première occupation d’Oran, quand la dynastie des Zyanides agonisait, les pirates espagnols pourchassaient les Maghrébins de la cité. Dans une lettre au Corregidor d’Oran, Moulay Abd Allah se plaignait que : « des Maures qui ont été faits prisonniers par les gens de Carthagène ne sont pas de Tabaqrat (petit village près de Honaan) et sujets du roi, ce que ce dernier attestera par écrit, signé de sa main et s’il le faut, en donnant sa parole royale ».
(Lettre du 15 janvier 1530, R.A., 1875, p.70)
Didier (Histoire d’Oran, V, p. 2) cite un autre exemple : « en juin 1502, une caravane allant de Mostaghanem à Oran fut enlevée près d’Arzew par les Espagnols ».

Chaque année, l’Ordre de Malte « armait une douzaine de galères et opérait contre les côtes non défendues ».
(Mathiex, "Trafic et prix de l’homme en Méditerranée aux XVIe - XVIIe siècles", A.E.S.C., 1954, pp.157-164)

Alenzo de Contreras fut un chasseur d’esclaves et de butin. Ses confessions montrent qu’il écumait les rivages du Maghreb et du Proche-Orient ; il s’en vantait sans rougir : « Nous y fîmes tant de prises que ce serait long à compter, l’on revint, dit-il, tous riches… Nous y fîmes d’incroyables voleries sur mer et sur terre ».
(Hubac (P.), Les Barbaresques,  pp.161-162)

Juan Rey, patron de barque de La Ciotat, longeant le littoral algérien, enleva en 1563 une vingtaine d’habitants et s’en alla les vendre à Gênes comme galériens.
(Masson (P.), Les galères de France, p. 128)
Quelques années plus tard (1579), quatre galères des Chevaliers de Saint Etienne, commandées par Marantonio Calefati firent une incursion près de Collo, enlevant 36 Musulmans).

Au XVIIe siècle, les coups de main se multiplièrent. En 1607, les chevaliers de Saint Etienne se rabattaient sur Bône (Annaba) et s’emparèrent d’un riche butin et de 200 riverains. Puis en 1611, une flotte, sous les ordres du Marquis Santa Cruz, ravagea l’île de Kerkenna et, en revenant, incendia la ville de Gigel (Jijel), arrachant des dizaines de citadins à leurs foyers.
(Fraud (Ch), Histoire de Djidjeli, p. 128. Certaines sources parlent de 1.500 personnes enlevées à Bône (Annaba). Ce rapt fut célébré dans un poème intitulé "Buona espugnata".)

Vers 1612, plusieurs jeunes, dont le propre fils du pacha, avaient été kidnappés par un corsaire génois, alors que « cette jeunesse algérienne sur la sérée d’un jour de printemps prenait ses bats au rivage de la mer ».
(Gaspard (Le Père), "Mission véritable…" cité par Turbet-Delof, Bibliographie critique, p. 77. Une autre date est donnée : mai 1609)
Quant à Monsieur le Chevallier N. de Clerville, il n’arriva pas à Cagliari en janvier 1662 les mains vides. En route, il s’empara d’un sandale turc avec ses 48 hommes, « puis, passant à Stor (Stora) il prit 12 mores qu’il a vendus ici ».
(S.I.H.M., t. I, Lettre de J. Olivier, F. Icard, Galiari 9 janvier 1662)

La liste des corsaires capturant des Musulmans est longue. Le Sieur Piquet commandait Bastion de France, près de la Calle. En 1698, pour se soustraire à ses devoirs envers le gouvernement d’Alger, « il fit armer ceux qui pêchaient le corail, chargea si diligemment ce qu’il avait de meilleur dans la place… avec 50 Mores » qu’il partit vendre à Livourne aux galères de Toscane.
(Grammont (H. de), Relations de la France, 4ème partie, p. 19)

Parlant des habitants de Majorque, Dancour disait qu’ils sont « tous bons matelots, corsaires et grands voleurs, écumant continuellement les côtes de Barbarie d’où ils enlèvent quantités d’esclaves ».
(Vittu, Un document sur la Barbarie en 1680-81 : la relation de voyage du Sieur Dancour, C.T., 1977, p.300). En effet, la course chrétienne sévissait d’Oran à la Calle. Les razzias concernaient les endroits mal défendus. Le valencien Juan Canete, Maître d’un brigantin de quatorze bancs, basé à Majorque « arrivait de nuit, y ramassait les Musulmans qui dormaient sous les remparts ».
(Braudel (F.) : "La Méditerranée." T.II, p. 107. Sur cet aventurier, son entreprise et son sort, Haedo, "De la captivité",  p. 213-218)

L’activité des Espagnols restait soutenue tout le long de la période. En 1717, un brigantin de Majorque « prit 5 Turcs sur le bâtiment de service du Bastion qui allait de cette ville à Bône ».
(Grammont (H. de), Correspondance des Consuls d’Alger, pp. 138. On accusa les Français de complicité).

Deux corsaires d’Ibiza ramassèrent en 1755 « 7 bâtiments et 80 esclaves sur la côte algérienne. »
(Mathiex, "Levant, Barbarie et Europe Chrétienne", B.S.H.M. 2/1958, p. 7)

De tous les ports d’Espagne, des navires armés parvenaient jusque devant le rivage algérien pratiquant le rapt et le pillage.
(A.N. Marine B7/6, 47. Lettre du Consul de France à Malaga)

Le 21 mai 1775 plusieurs galiotes européennes donnèrent la chasse, sous les remparts de la Calle, à trois sandales (petit bâtiment de transport, jadis en usage sur les côtes maghrébines) de la région. « Si un bâtiment put se sauver, les autres furent capturés avec 22 membres de l’équipage qui furent vendus à Malte ». (Le gouvernement algérien en rendit la France responsable : La Calle était alors comptoir exploité par les Français en vertu d’une location. Certes, le Consul de France à Malte engagea une action en faveur des captifs. Le tribunal de commerce, dans sa délibération, jugea que « les deux sandales, agrées et effets, avaient été pris en pleine et libre mer, dans un parage non privilégié, que le Bastion de France n’était point réputé territoire du Roi très Chrétien, ni une portion de son Etat, mais simplement un domaine appartenant aux Algériens… Que rien ne pouvait s’opposer (donc) à la légitimité de la prise de ces deux sandales… ». AN. Affr. Etr. B-III-10, f ; 72 v)

Le chevalier de Valbelle, écrit de Grammont, débarquait à l’improviste et enlevait des hommes dont le nombre atteignit 500 qui allèrent grossir la chiourme de Malte. Le comte de Verée s’embusquait hardiment dans une petite crique voisine d’Alger. Il s’empara à la pointe du jour, d’un bateau « sur lequel il trouva 4 gentilshommes maures et le neveu du Pacha ».
(Grammont (H. de) Histoire d’Alger, p. 212)

Des années durant, les incursions maltaises avaient entretenu sur les côtes algériennes, un état permanent d’insécurité. Gosse avoue que « les chevaliers de Saint-Jean vécurent du pillage des ennemis de la foi ».
(Histoire de la piraterie.)

2 - La capture en mer

— Capture d'un corsaire barbaresque par des Anglais —

e péril majeur pour les marins et les passagers était d’être enlevés en mer. Une rencontre inattendue, un abordage réussi et voilà la fin de la liberté et le commencement d’une vie de tourmente et d’enfer ! Les corsaires chrétiens, très actifs, sillonnaient la Méditerranée et l’Atlantique.

Perafon de Ribera commandait la place de Bougie (Bejaia) en 1534. Dans une lettre adressée à Charles Quint le 17 mai, il rappelait la décision de son maître par laquelle ce dernier lui accordait le 1/5 sur les prises faites avec sa galiote « sauf, dit-il, en ce qui concerne les Maures et les Turcs qui doivent servir sur les galères », ce qui lui paraissait juste.
(La Primaudaie, Documents  inédits, R.A. 1875, pp. 74-75)

Après avoir relâché à Oran (occupée par les Espagnols), Ph. De Condi, général des galères de France, enleva à l’abordage le 22 juillet 1620 deux bâtiments algériens et « mit aux fers une cinquantaine de marins ».
(La Roncière, Histoire de Marine Française, IV, p. 404 et p. 693)

Le Chevalier Razilly, en mission au Maroc, rencontra en 1629, non loin de Salé, un bateau d’Alger, commandé par Muhammad Khodja, s’en empara et l’équipage tomba en esclavage. La même année, une tartane algérienne se laissa prendre par un bateau et l’équipage envoyé aux galères.
(Mercie (E.), Histoire de l’Afrique septentrionale,  III, p. 213)

Les accrochages avec le chevalier Garnier, en septembre 1634, coûtèrent à la flotte d’Alger des centaines de tués et de prisonniers. Deux galiotes algériennes allaient à Istanbul en 1638 quand elles furent attaquées et prises par des galères toscanes. Le Pacha tomba prisonnier ainsi que d’autres « chefs et gens de marque ».
(Gazette de France, 1638, p.757, Naples, 24 octobre)

Dans une lettre de Cadiz (le 27 novembre 1655), on peut lire : « Le commandant Gidéon de Wilde a capturé en pleine mer et amené ici un navire turc de qualité, équipé de 32 pièces. A bord se trouvaient 250 turcs et environ 40 esclaves. Les Turcs seront vendus pour le remboursement des frais et, en plus, pour le butin des officiers et matelots. Avant-hier, les esclaves chrétiens sont partis à bord d’un navire hollandais qui allait de Venise à Amsterdam ».
(Vveeckelycke Courane Van Europa – Spangien – (67773)

Le Chevalier d’Escrainville, représentant de la France à Malte, se vantait d’avoir enlevé en 1664 et 1665, avec deux vaisseaux seulement, quatre bâtiments musulmans d’un convoi, ce qui rapporta 200.000 écus. Et les corsaires anglais Prince Frédéric et Prince George, s’attaquant à un bâtiment français, non loin de nos cités, s’emparèrent de 6 Algériens qui se rendaient à Livourne.

La chasse aux Musulmans était soit le fait de corsaires "privés" qui se moquaient des traités conclus, soit le fait d’escadres. L’état de guerre permanent ou presque avec la Régence en fournissait le prétexte.

Godefroi d’Estrades écrivait de Londres à Louis XIV le 9 mars 1662, la lettre dont voici un extrait : « Le meilleur parti que votre Majesté puisse prendre pour exécuter ce dessein, c’est d’obliger la flotte que le Roi d’Angleterre tient dans le Levant et à Tanger d’amener à Toulon tous les esclaves qu’elle fait dans ces mers et de les vendre à un commissaire que Votre Majesté commettra pour cela au lieu de les aller trafiquer en Espagne comme elle fait… Et de cette façon, l’on m’assure que dans peu de temps, elle en aura un nombre suffisant mais qui lui en coûtera 360 qui est le même prix qu’ils vendent en Espagne. Comme ce sont tous des gens faits à la mer et accoutumés à l’air de nos côtes, il est sans doute que V/M. en tirera un meilleur service que ceux de Guinée ».
(S.I.H.M., t. I, p. 36)

Interpellant le Diwan d’Alger, le général Mortemart disait en 1687 : « J’ai arrêté un de vos navires parce que son passeport était trop vieux…A l’égard des six Turcs retenus par un navire de mon escadre, sur ce que le passeport de leur caravelle s’est trouvé daté de deux ans… ».
(Plantet, Correspondance… I, pp. 143-144. Lettre de Cadix 20 juillet 1687. La prise eut lieu près des côtes marocaines le 8 juillet)

Quelques jours après le fameux vaisseau algérien "Le Soleil" tomba également entre les mains des corsaires avec ses 180 hommes d’équipage. Le bâtiment revenait du Texel lorsque se fiant au traité de paix de 1684, il se laissa contrôler par un navire français, opération qui aboutit à la capture des « marins, raïs, écrivain, timonier, soldats, teinturier, boulanger, barbier… », tous prenant le chemin de la détention.
Dès qu’il prit connaissance de cet acte de piraterie Dey Hadj Husayn écrivit au Duc : « Nous avons à vous dire que ce passeport n’est qu’un prétexte dont vous vous êtes saisi pour prendre ce bâtiment… La prise d’un vaisseau ne réduit pas un royaume à la mendicité, cette action toutefois ne convient pas à un seigneur aussi illustre que vous l’êtes car c’est tout ce que peut faire un fourbe. Nous vous dirons cependant comme à notre illustre ami, que ces tours de voleurs nous étaient autrefois imputés mais que présentement ils ont passé de nous à vous ».
(Plantet, I, pp. 145-146)

Le 5 août, ce fut le tour d’une caravelle avec ses 65 matelots.
(A.N. Marine B4/11, f ; 23V ; 24V ; 56V)

Le Sieur Fourmilier coutumier de ces pratiques eut souvent l’occasion d’enlever des Algériens. En janvier 1687, il confia trois esclaves au duc de Mortemart « dont le vaisseau amiral "Le Magnifique" touchait Marseille le 16 ».

Les croisières rapportaient beaucoup plus que les razzias isolées. Une seule sortie permit au duc de Noailles de capturer 51 Algériens. L’année suivante un autre vaisseau de la Régence fut pris par d’Amfreville, chef d’escadre qui commandait "Le Sérieux" : il rencontra fin novembre dans la « mer de Sardaigne » le bâtiment algérien qui, se jugeant hors d’état de combattre fut contraint d’aller s’échouer sur la côte méridionale de l’île près de San Antonio et de Vaca. Il était pourvu de 36 canons et de 300 hommes… On ramena tout ce monde à Toulon.
(La Croix (Sieur de) - Relation universelle de l’Afrique ancienne et moderne, II, p.186)

L’année suivante, 5 Algériens en mission à Salé furent pris ainsi que leur barque chargée de blé par un navire français qui confisqua leurs biens et les conduisit à Marseille.
Lettre de Dey Chaâban au ministre Pontchartrain, 29 octobre 1691 : « Il n’y a pas un mois que nous trouvâmes des français sur des bâtiments génois, livraisons, maltais et espagnols. Ils étaient encore au port lorsque votre consul (Lemaire) les a réclamés et on les lui a rendu comme il est porté par le traité de paix ».
Capturés en 1690, ces membres de la mission Salé étaient encore retenus en France en…1707 ! Une lettre de dey Husayn à Pontchartrain en faisait état (7 janvier).

A la tête de douze vaisseaux de guerre, Tourville captura un bâtiment algérien dans le détroit de Gibraltar : le Raïs Vali se défendit vaillamment avec son artillerie et sa mousqueterie mais son navire fût coulé et ses hommes prirent le chemin de la captivité.
(Plantet, I, pp. 297-298)

Une barque espagnole qu’on avait armée à Pignon « qui est tout proche du dit Mellit, prit une frégate d’Alger avec 17 Maures et 3 femmes : une Juive et deux Maures ».
(S.I.H.M., série Sa’adiens-France. Lettre de P. Estalle à Pontchartrain, Tétouan, 30 juillet 1967)

Au total, près de 200 Algériens capturés en deux mois.

Cette chasse en mer permettait à l’Europe et plus particulièrement au Roi de France, de pourvoir ses galères en rameurs. Si, en 27 mois, Louis XIV ne put acheter que 257 galériens, ses vaisseaux mirent la main, en deux mois de croisière, sur 241 captifs. Peu importait leur âge ! Muhammad Ibn Abd al Rahmès d’Alger, matricule 3653, avait 10 ans… Un de ses compagnons d’infortune en avait 79 !

Deux corsaires de Malte s’emparèrent, en 1711, d’une unité de la Régence qui fut conduite à Majorque avec ses 200 hommes d’équipage.
(A.N. Marine B7/10, f ; 10, V ; Lettre de Carthagène, 10 août 1711)

Parallèlement, de grands drames endeuillaient la capitale. Celui du navire "Le Dantzik" en fut un. "L’Augustus III" fut enlevé aux Dantzikois en 1749. Grand, beau, neuf… Le Dey en fit un vaisseau amiral. Mais en décembre 1751, lors d’un violent combat contre les navires de guerre espagnols, et après une résistance qui dura quatre jours, il fut incendié. Les pertes humaines furent considérables ! 380 marins capturés et 80 blessés dont le raïs Chérif.
(Long récit dans Lemaire, Journal, A.C.C.L., série J 1395, avril 1752. « Le Dey a témoigné beaucoup de satisfaction de la belle défense que les soldats ont faite et de l’honneur qu’ont remporté en laissant périr leur vaisseau plutôt que de le rendre aux ennemis… leur courage ne restera pas sans récompense… On se propose d’échanger les prisonniers contre autant d’esclaves chrétiens, et, en attendant, il les a tous à la haute paie d’Alger ».)

Quatre années plus tard, une formation de chebecs espagnols appuyée par des vaisseaux, coula trois unités algériennes, non loin du Cap Saint Martin. Plus de 500 matelots furent conduits à Carthagène. L’armement de ces bâtiments comprenait 1.100 hommes « tous jeunes, choisis et embarqués de bonne volonté sous le commandement des trois plus fameux Raïs de la Régence : Hadj Mis, Husayn Barboucha et Husayn dit le petit ».
(A.C.C.M série J 1365. Voir également J.A. Vallière, "Observations sur les Royaumes d’Alger…" , Chaillou, Textes p. 129 ? Le consul parle de 560 capturés)

Barcelo, corsaire espagnol promu amiral, prit entre 1762 et 1769 dix-neuf navires dont les équipages furent envoyés aux galères.
(A.C.C.M. série J. 1366)

Dans un dossier des archives espagnoles, il est question, en 1784, de prisonniers maures pris sur un navire français.
(Archives espagnoles, ministère de la Marine, section course, dossier n° 1848, 6 août 1784)

Après une délicate mission à Istanbul, Si Hasan, sur le chemin du retour à bord du navire français "La Septimane", spécialement affrétée par le Dey, fut enlevé par les Espagnols. Il venait de quitter Tunis et, arrivé en face de l’île de la Galite, il fut assailli par deux bâtiments de guerre. Avec sa suite et sa cargaison, il fut conduit à Carthagène où il subit « toutes sortes de mauvais traitements ».
(Plantet, Correspondance II, pp. 328-329. Lettre d’avril 1776, Sidi Hasan tait wakil al hardj (ministre de la Marine))

Le Marquis de Castries donnait en novembre 1781 au dey Muhammad Ibn Uthmin des nouvelles du Raïs Cadoucy capturé par les Génois dans les eaux de France, entre Saint-Tropez et l’Ile Sainte-Marguerite.
(Plantet, Correspondance, II, Lettre de Versailles 30 novembre 1781)

Parfois en mer, une mutinerie des captifs chrétiens se déclenchait quand la surveillance se relâchait. En cas de réussite, on vendait les Musulmans marins ou voyageurs comme esclaves. On s’emparait du navire et on libérait les esclaves chrétiens.

Les pèlerins n’échappaient pas à ces captures, sur leur route vers Alexandrie. En effet, il partait annuellement, deux ou trois bâtiments, chargés de fidèles, malgré les risques de l’entreprise.

Un vaisseau d’Alger, commandé par le Raïs Bostandji cinglait en mai 1687 vers l’Egypte, avec « 130 passagers de Fès qui passaient à Alger pour aller à la Mecque ». Il fut capturé par les Anglais. « On a pris beaucoup d’or » dit un document.
(S.I.H.M., t.III. Série Sa’adienne France. Lettre de P. Eski Seigneley, Tétouan, 10 juin 1687. « Les Chevaliers de Malte eurent vent en août 1651, de l’embarquement à Tunis, sur des navires anglais, de pèlerins marocains se rendant à la Mecque. Le commandeur Balthazar sortit avec les galères de la Religion et surprit ces navires à la hauteur du Cap Bon. Les pèlerins furent amenés à Malte et internés au bagne avec les autres Musulmans ». (S.I.H.M., t.I, p. 203).

Deux années plus tard, 8 Algériens qui voulaient accomplir leur devoir religieux, embarquèrent sur un navire anglais. A leur sortie de Tunis, ils furent enlevés par des corsaires français.
(Planter, Correspondance I., p. 263. Lettre du 30 novembre 1960)

La prise endeuilla tout Alger. Le drame de ces victimes amena le gouvernement à adresser requête sur requête. En décembre 1690, un mémoire envoyé à Louis XIV à leur sujet décrit le triste sort de ces captifs et les préoccupations des Algériens qui réclamaient : « qu’il leur soit restitué huit pauvres pèlerins … gens de place et de vertu exemplaires, qui n’avaient aucune part à la guerre et qui furent pris les années passées sur un vaisseau anglais en compagnie des Tunisiens. Ces pauvres gens, ajoute le mémoire, avaient abandonné leur patrie, comme des religieux en dessein d’aller se prosterner au pied de la Maison de Dieu qui est à la Mecque et ils ont été amenés esclaves… ».
(Plantet, Correspondance I, p. 284)

Tout Algérien, important ou pas, commerçant ou matelot, soldat ou pèlerin était concerné. La capture nécessitait corruption, complicité ou trahison.

En pleine guerre turco-russe, des négociants algériens, en 1771, montés sur la polacre française "La Rose", venaient d’Alexandrie à Alger. Ils furent arraisonnés par un navire russe, faits esclaves et conduits à Malte.

Le capitaine Claude Bartole, de Saint-Tropez, commandait en 1777 la polacre "L’heureux Saint-Victor". Il fut arrêté le 28 août de cette année par une frégate espagnole "La Vierge des Carmes" et conduit à Carthagène avec ses 184 passagers algériens qui regagnaient Alexandrie, dans le but d’accomplir leur devoir religieux.
(Plantet, Correspondance II, pp.349-350. Lettre du comte de Sardine au Dey Baha Muhammad, 8 décembre 1777)

Quelques années plus tard, Hadj Uthman voyageant d’Alger à Istanbul signalait en 1796 à Hassan Pacha, la capture « dans les eaux orientales » de 50 Musulmans qui se trouvaient à bord d’un bâtiment Maltais.
(Archives B.N. d’Alger, 3190, n° 15)

3 - Les risques à l’étranger

Navires de commerce hollandais quittant Alger - 1650 (Reinier Nooms)

— Navires de commerce hollandais quittant Alger - 1650 —

ertains Algériens se trouvaient, pour une raison ou pour une autre (voyage d’affaires, commerce, transit) dans un port étranger. Il arrivait aussi aux marins de la Régence de mouiller dans les ports européens, conformément aux accords conclus. Dans ces cas le danger était toujours présent.

Un brigantin français, chargé d’orge et venant de Tripoli, via Malte, accosta en Espagne. A peine arrivés, les cinq passagers musulmans, dont un Algérien, Qara Muhammad, furent arrêtés par la douane espagnole.
(AN. Affaires étrangères. B-III, Registre 11, n° 37)

On n’était à l’abri nulle part, pas même chez des amis. Incidents et drames se multipliaient.

Début 1620, un navire algérien, fut jeté par la tempête près de Cherbourg. On s’empara violemment du bâtiment, de sa cargaison et de son équipage « qui n’avait donné lieu à aucune plainte ». Quelques jours après, las de nourrir et de garder les captifs, on les lâcha à travers champs, en plein hiver, sans vivres ni ressources… Quant au Raïs, on le jugea. Le lieutenant de l’Amirauté le condamna à être pendu. Rappelons qu’un traité de paix et de commerce avait été conclu le 21 mars 1619 entre la Régence et la France !
(Grammont (H.de). Documents algériens, R.A., 1885, p.438)

Le cas n’est pas isolé. Le 31 octobre 1689, à Palma, une tartane algérienne était retenue au lazaret, arraisonnée par les Majorquins. Les Musulmans (ils étaient 74 aux ordres de Mehmet Bibi, alias Robocalis) furent faits prisonniers.
(Bennassar, "Les Chrétiens d’Allah", p.471)

La passivité ou la complicité française encourageait les assaillants. Les traités signés restaient souvent lettre morte.

En septembre 1716, un vaisseau français coula au fond dans un endroit peu profond du port de Syracuse. Il avait à bord 159 passagers musulmans (Turcs et Algériens) dont 26 femmes et enfants. Les Siciliens se saisirent sur le champ de tout ce monde et de leurs biens… Voici une longue lettre envoyée par les captifs au Dey Baba Ali le 27 janvier 1717 : « Gloire à Dieu, le Tout puissant et miséricordieux… A notre roi et souverain maître, à nos seigneurs du conseil et à tous nos frères, les vrais croyants d’Alger, nous vous certifions qu’étant sortis… du port d’Alger à bord du vaisseau français commandé par le capitaine Guillaume Aquilton nous arrivâmes à Tunis en bonne santé. Il s’y embarqua avec nous plusieurs personnes pour le Levant.
Nous mouillâmes dans peu de jours à Malte munis de lettres pour le consul français… Une tempête dans le golfe de Tibes… Nous priâmes le capitaine de cingler vers Tripoli que nous avions sous le vent ; mais il nous répondit que Malte ou la Sicile lui convenait également.
Enfin, après avoir battu les mers pendant 4 jours, nous abordâmes Syracuse. Nous formâmes un petit camp sur le rivage avec les voiles du vaisseau et nous abordâmes le pavillon blanc en signe d’amitié. Nous fûmes entourés d’une multitude de gens à pied et à cheval. Ils pillèrent tous nos effets et nous menèrent à Syracuse, puis à un endroit où on nous obligea à une quarantaine de quatre lunes (mois).
Nous fûmes ensuite partagés en deux compagnies et confinés pendant deux mois dans des châteaux forts séparés. Nous sommes présentement enfermés tous ensemble dans une maison où l’on a enregistré nos noms, nos qualité et lieu de naissance ».
Ceux qui ont de quoi payer une bonne rançon resteront ici, mais les indigents vont avoir les galères en partage.
Quelle affligeante pensée que 159 Musulmans, outre 26 femmes ou enfants gémissent ici dans l’esclavage ! Ceux de notre sexe pourraient supporter la servitude avec quelque fermeté ; mais Seigneur ! Les femmes et les enfants réclament votre secours… Si vous qui êtes ici-bas notre roi et notre père, le leur procurez bientôt, vous deviendrez responsable de tous les pêchés qu’ils pourront commettre… »
A Syracuse vers la fin de Muharram, l’an 1129.
Ibrahim Cheri Ben Assem Muhammad ben Hadj Mustapha Ali ben Ramdhène

(Laugier de Tassy, pp. 318-321. Le texte original n’est pas produit. L’an 1129 de l’Hégire correspond à 1715-1716. Babi Al Chewuck Dey gouverna de 1715-1716.)
Dans une lettre d’Alger, 15 mai 1717, adressée à Louis XV, Ali Dey accuse le consul de France à Tunis, le Sieur Michel et le capitaine du vaisseau, d’avoir délibérément livré ces Algériens. Par représailles, les Raïs capturèrent 178 officiers et soldats sur un navire français. Le consul de France à Alger fut tenu de les nourrir (Plantet, Correspondance. II pp. 93-94.)

Les vicissitudes de la navigation, le caprice des vents et la furie des vagues poussaient quelquefois marins et passagers à des extrémités.

Deux Chebecs d’Alger ayant été jeté par mauvais temps sur les côtes de France, entrèrent dans la rade de Toulon. Ils furent retenus durant vingt jours puis autorisés à repartir. Une frégate du roi, "Le Zéphir", mettait la voile en même temps que les chebecs, « confiants, tant sur la côte de France ». Mais un des deux navires fut attaqué par une galère espagnole et poursuivi jusqu’au port. Quelques marins se jetèrent à l’eau, d’autres prirent des chaloupes de secours. Tous voulaient éviter d’être pris par l’assaillant. Le Raïs, présumant qu’il allait être capturé par l’Intendant, s’abstint de tirer. Peine perdue ! Les soldats furent pris et jetés sur la galère espagnole…
Le laisser-faire de l’Intendant du port était contraire aux dispositions du trait en vigueur qui prévoyait l’interdiction de faire des prises, à moins de 30 milles des côtes françaises. Le Dey entra dans une colère extrême. Il fit ôter sur le champ le gouvernail à sept bâtiments français ancrés dans le port, de même qu’il fit enchaîner les équipages deux à deux. Le consul les y rejoignit (Grammont, Correspondance. p. 27. Lettre du 22 décembre 1741).

Rien n’était moins sûr que les ports de France. Fezoullah Raïs l’apprit à ses dépens. Il commandait une galère du Dey, un jour, il se saisit d’un bâtiment génois « chargé de café et de riz ». Il s’en rendit maître mais fut bientôt attaqué par des corsaires de Gênes. Il se réfugia avec sa prise sur les côtes « et sous la protection des canons ». Mais les armements ennemis, sans tenir compte des batteries, vinrent enlever le tout à quelques mètres du fort. Cargaison et équipage furent transférés à Gênes.
(Plantet, Tome II, p. 395. Lettre de Baba Muhammad au Comte de la Luzerne, secrétaire d’Etat à la Marine, Alger 4 avril 1790)

Les protestations énergiques d’Alger firent agir le ministre français. Celui-ci tranquillisa le Dey : « J’attends, dit-il, d’un jour à l’autre des réponses du Sénat auprès duquel S.M. Impériale a fait réclamer le navire génois, sa cargaison ou leur valeur dans le cas où il aurait été vendu ou dénaturé. Je voudrais que le nouveau consul (de Gênes) pût amener avec lui cet équipage et vous garantir la certitude de la restitution de la prise ».
(Ibid, Lettre du 4 septembre 1790)

D’autre part, il faut signaler que, même dans les ports musulmans, les Algériens couraient le risque d’être pris. Un exemple, entre autres, suffira pour montrer l’extension du danger. En mars 1828, "Porto Farine", un navire d’Alger armé de 6 canons y était entré. Il fut aussitôt attaqué et ses 63 marins embarqués sur la frégate française "L’Astrée".
(A.C.C.M, série P.R. 46.4.1)

4 - La guerre des escadres

Bataille navale de Preveza - 27 septembre 1538

— Bataille navale de Preveza - 27 septembre 1538 —

’assistance permanente accordée par Alger au Sultan ottoman dans ses nombreuses guerres mobilisa une grande partie de la flotte. Les accrochages ne manquaient pas : « Aucun événement, notait Baudicour, ne s’accomplissait sur le bassin de la Méditerranée sans que les corsaires algériens y prissent part. La force principale de toute la marine ottomane reposait sur eux ».
(Beaudicourt, La guerre et le gouvernement d’Alger,  p.47)

Mais ces heurts coûtaient cher. Ils causaient des pertes en hommes et en matériel. De très nombreux marins et parmi les meilleurs, tombaient entre les mains de l’adversaire.

La bataille de Tunis en 1535 fit perdre à Khayr al Dine, des fustes et des hommes. Celle de Preveza en 1538 également. En 1540, alors qu’une formation algérienne voguait vers Gibraltar, elle fut surprise par une escadre espagnole. Le choc fut bref mais dur. Des dizaines de matelots y laissèrent ou leur vie, ou leur liberté.

La guerre de Lépante, en 1571, coûta cher à la Régence : des morts, des blessés et des prisonniers par centaines. Le butin de Lépante (1571) a-t-on dit, fut d’abord un butin humain.
(Aymard, Mélanges F. Braudel, I, p. 57 : « 3.651 esclaves furent répartis entre les vainqueurs : 558 pour le Pape, 1.223 pour Venise, 1.870 pour l’Espagne. »)
Parmi les prisonniers, on citera l’ex-pacha d’Alger, Muhammad ainsi que plusieurs notables, dont le fils du Pacha Ali. Ils passèrent de longues années en captivité.
(Haedo, "Les Rois d’Alger", p. 135. Il sera échangé avec G. Cerbelloni et les chevaliers de Malte pris dans le fort de Tunis en 1574)

Le témoignage de Haedo, même s’il se rapporte à la fin du XVIe siècle laisse deviner l’ampleur des pertes humaines : « En 1590, nous dit-il, 14 Raïs de galiotes et brigantins se trouvaient dans les prisons de Castel Novo, pris à différentes époques et par diverses personnes, parmi eux, Mostefa Arnaout, célèbre corsaire algérien, homme puissant, marié à une parente du capitaine Arnaout Mami ».
("Histoire des rois d’Alger", p.209)

Les pertes étaient encore plus élevées quand les marines espagnole et française coopéraient contre les Algériens. Ouvertement parfois, secrètement souvent, les deux flottes assenèrent des coups sensibles aux Raïs. La reprise d’Oran en 1732 par les Espagnols est due à cette coopération.

Ainsi le Chevalier Garnier, en septembre 1634, mena une action contre la marine de la Régence qui perdit nombre de tués et de captifs.
(La Roncière, "Histoire de la Marine Française",  tome IV, p.693)

Puis vint le grand désastre. Les combats de la Vélone en août 1638 permirent aux Vénitiens de détruire 18 navires. L’amiral Capello, avec ses 20 bâtiments, surprit la flotte ancrée dans le port. Entassés, les Algériens ne purent ni manœuvrer ni se servir de leur artillerie. Quant au total des tués, et des prisonniers, il fut impressionnant.
(Sur les combats de la Vélone : Turbet-Delof, Presse périodique Française, p. 13, Grammont, "Histoire d’Alger", p. 188 ; Playfair, Episodes, R.A., 1879, P.434. Récit détaillé dans Gazette de France, p. 429 et pp. 473, 557 et 638)

En 1657, l’Amiral Husayn se battait dans les Dardanelles mais il fut fait prisonnier par les Vénitiens.

La coalition des marines chrétiennes privait la flotte algérienne de ses meilleurs capitaines et de ses meilleures unités.

La capture de "La Perle d’Alger" eut lieu en juin 1663. Ce navire avait livré bataille, un an auparavant, au vaisseau français "La Lune". Il dut, cette fois, se rendre au bâtiment français "Le Soleil" commandé par Duquesne.
(A.N. Marine, B’/2, f, 192)

En 1695, deux cents Algériens et en 1698 quatre-vingts furent victimes des corsaires du Souverain pontife.

Toutes les nations chrétiennes avaient pour but d’affaiblir, voire de détruire cette importante marine.

En 1709, les chevaliers de Malte, commandés par Mongon, avaient pris "La Capitaine d’Alger", pourvue de 650 hommes et de 46 captifs chrétiens. Le combat des 3 vaisseaux d’Alger contre les 4 maltais fut si dur que 200 Turcs et 2 esclaves furent tués et tout l’équipage fait prisonnier.
(Philomène de la Motte (Le Père), "Voyage", pp.66-67)

Les Espagnols, malgré la résistance des Algériens, purent en 1751 mettre la main sur le fleuron de la flotte de la régence, Le Dantzik. La bataille, longue et meurtrière, se solda par 320 matelots capturés, 80 blessés dont le Raïs et 22 tués.
(Belhamissi (M) "Marine et Marins d’Alger". II, p.497. Thèse d’Etat. Large place à l’événement dans Lemaine, Journal, A.C.C.M Série J 1365, Avril 1755)

Il serait trop long et fastidieux de relater ici tous les évènements tragiques qui endeuillèrent la Marine, la privant de ses meilleurs hommes. En effet, de Preveza à Navarin (1827), les guerres d’escadre avaient causé la perte de centaines de Raïs et de marins. Les coups de mains, les croisières et les blocus firent le reste.
Il y eut « Djerba 1560, le siège de Malte 1565, Lepante 1571, Tunis 1574, la guerre contre Venise 1638, celle contre les Grecs et les Russes 1770-1820, l’insurrection grecque 1820-1827 ».

Cette longue période de conflits armés et de tensions persistantes vit un grand nombre de Raïs, matelots, mousses, enfants, femmes, vieillards, commerçants ou pèlerins prendre le douloureux chemin de l’esclavage pour de longues années ou pour la vie.